Le sacré, tel que nous le concevons a priori, est lié au divin, au surnaturel, aux rituels anciens ou aux croyances mystiques. Nous imaginons des temples, des prières, des offrandes ; des lois imposées par les dieux ou inscrites dans des textes anciens. Nous pensons le sacré réservé aux religions, aux dogmes et à leurs interdits. Mais le sacré dépasse tout cela. Il est plus vaste, plus profond. Il n’est pas simplement lié à la croyance, ni réductible aux prescriptions morales.
Le sacré, c’est avant tout une expérience : celle du mystère, de l’altérité, de la distance infranchissable.
Ce qui est sacré ne se résume ni à la foi ni à la religion : il est ce qui impose le silence et le respect. Qu’est-ce que le sacré sinon ce qui nous fait entrevoir l’éternité dans l’éphémère, l’absolu dans le relatif ? C’est l’absence de sens qui rend le sacré nécessaire. Sans lui, nous serions condamnés à errer dans un monde de pure utilité, où tout s’échange et rien ne se donne. Le sacré, c’est cette part de gratuité dans l’existence, ce quelque chose qui ne sert à rien, sinon à nous rappeler que nous sommes plus que des animaux qui consomment et qui survivent. C’est ce qui nous relie à une transcendance qui, aujourd’hui, semble avoir déserté nos vies.
Le sacré est ce qui nous échappe et qui, par là même, nous dépasse. Il est ce qui impose le silence, non par autorité, mais par nécessité. Le sacré, c’est ce qui nous arrête, ce qui nous oblige à marquer une pause, comme devant un précipice. Il est l’abîme qui nous fait reculer, la montagne qui nous fait lever les yeux. Il est cette distance infranchissable, cette séparation inaltérable qui donne sa profondeur au monde et du sens à nos vies.
Le sacré est d’abord une altérité radicale.
Il est « mis à part », comme son étymologie l’indique. Il se définit par opposition à ce qui est profane, c'est-à-dire ce qui appartient à la sphère du quotidien, du matériel, du banal, de l'utilitaire. Le sacré, en revanche, est ce qui transcende le monde ordinaire. Ce qui n’appartient pas au monde commun, celui des choses que l’on touche, que l’on manipule, que l’on consomme, que l’on possède.
Le sacré est ailleurs, hors de portée.
Et cette distance même est ce qui le rend précieux, insaisissable. Le sacré ne se donne pas, il se retire. Il n’est pas une chose parmi d’autres, il est ce qui fait signe vers autre chose, vers l’infini, vers l’éternité. C’est pourquoi il impose le respect, voire la crainte. Non parce qu’il serait dangereux, mais parce qu’il est plus grand que nous. Il est ce qui nous rappelle que nous ne sommes pas tout-puissants, que tout ne nous appartient pas. Le sacré est le non-appropriable.
Il est aussi ce qui est incommensurable.
On ne peut mesurer le sacré, ni le réduire à une valeur d’usage. Il n’a pas de prix, parce qu’il est au-delà du prix. Il échappe à nos calculs, à nos marchandages. Le sacré ne se consomme pas, il se contemple. Il est ce qui fait entrer dans la gratuité, dans le don sans retour. Il est ce qui se donne sans s’épuiser, ce qui s’offre sans se laisser prendre. Le sacré n’est pas un bien que l’on pourrait échanger ; il est ce qui reste, ce qui persiste quand tout le reste s’est évanoui. Il est cette lumière qui brille encore, même quand tout semble s’être éteint.
Enfin, le sacré est ce qui impose une limite morale.
Il y a des choses auxquelles on ne touche pas, que l’on ne doit pas toucher. Le sacré nous oblige. Il nous impose un respect que rien d’autre ne pourrait commander. Le sacré est ce qui s’impose à nous de l’intérieur, sans force ni contrainte, mais avec une autorité irrésistible. C’est ce qui fait naître en nous une forme de pudeur, une retenue, une humilité devant ce qui nous dépasse. Le sacré n’est pas un ordre, c’est une invitation à l’humilité, à la reconnaissance de notre propre finitude.
Le sacré aurait-il déserté nos vies ?
Non, le sacré n’a pas disparu, il a seulement changé de visage, mais il est toujours là, en arrière-plan de toutes les cultures et civilisations.
En occident, aujourd’hui, l’enfant est l’un de ces nouveaux visages du sacré. Jamais il n’a été aussi sacralisé qu’aujourd’hui. L’enfant est devenu intouchable, non parce qu’il est fragile, mais parce qu’il incarne ce que nous ne pouvons plus être : l’innocence, la pureté, l’avenir. L’enfant est l’ultime altérité. Il est ce qui nous échappe, ce qui ne se laisse pas réduire à nos volontés. C’est pour nos enfants que nous serions prêts à tout sacrifier. Nous renonçons déjà à tant de choses pour eux — notre temps, nos plaisirs, nos ambitions. Et c’est bien pour eux, plus que pour tout autre, que nous serions prêts à donner nos vies. Ils sont la dernière transcendance qui subsiste dans un monde désenchanté.
La nature, elle aussi, est (re)devenue sacrée. Non pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle représente : la continuité de la vie, le lien avec les « générations futures ». Cette expression, d’ailleurs, « générations futures », n’a-t-elle pas quelque chose d’étrange, d’abstrait ? Qui sont ces « générations futures » dont nous parlons sans cesse ? Elles n’existent pas encore, et pourtant, nous sacrifions déjà pour elles. Nous protégeons la planète non pas pour elle-même, mais pour ces enfants à venir, ces vies que nous n’avons pas encore rencontrées mais que nous sacralisons déjà. Derrière cette abstraction se cache toujours la figure de l’enfant, cette figure sacrée qui, elle seule, justifie que nous donnions un sens à l’avenir. Ce n’est pas la planète que nous défendons, c’est ce lien fragile entre nous et ceux qui viendront après nous.
Ainsi, le sacré n’a pas disparu. Il a simplement changé d’objet. Ce que nous sacralisions sous le nom de Dieu, nous le faisons aujourd’hui sous le nom de l’enfant, de la nature, de la dignité humaine. Mais les caractéristiques restent les mêmes. Ce qui est sacré, c’est toujours ce qui nous dépasse, ce qui nous échappe, ce qui ne se réduit pas à nos désirs ou à nos calculs. C’est ce qui impose une limite, une règle morale, qui nous rappelle aussi et surtout que « l’essentiel est ailleurs ».
Le sacré est ce qui donne au monde sa profondeur, ce qui fait que la vie ne se réduit pas à une simple succession d’instants. Il échappe à notre pouvoir et à notre savoir. Il nous oblige à penser au-delà de nous-mêmes, à agir en fonction de ce qui nous dépasse et qui, pourtant, nous constitue.