Nous traversons la vie emplis de certitudes. Nos convictions façonnent nos émotions et nos actions au quotidien, dans nos relations, nos choix professionnels, nos débats... Pourtant, ces « vérités » que nous portons en nous sont souvent construites sur des bases fragiles !
Socrate, figure majeure de la philosophie antique, soulignait déjà le danger de cette illusion de savoir : « Ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » Cette formule célèbre reflète une sagesse profonde : reconnaître ses propres limites et admettre que la connaissance humaine est toujours imparfaite.
« Cet homme-là, moi, je suis plus sage que lui. Car il y a certes des chances qu’aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon ; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir. »
Cette attitude d'humilité nous invite à douter de nos propres certitudes, à ne jamais considérer nos opinions comme des vérités absolues. Admettre notre ignorance est déjà un signe de sagesse, car cela ouvre la voie à la recherche continue et infinie de la vérité. Dans un monde où l'accès à l'information est quasi illimité, cette leçon socratique est plus pertinente que jamais. Les certitudes sont partout : sur les réseaux sociaux, dans les médias, au sein des discussions politiques, ou même dans les choix de vie. La facilité avec laquelle nous émettons des jugements ne garantit en rien leur véracité.
De quoi parlons-nous ?
Pour aller plus loin dans la réflexion sur ce que nous croyons savoir, il est nécessaire de faire un détour par certaines notions clés qui façonnent notre rapport au monde.
Vérité : La vérité, c’est ce qui est, ou bien une pensée ou une parole qui correspond exactement à ce qui est. Dire « à chacun sa vérité » ou « à chacun sa part de vérité » est un contre-sens ! Il n’existe qu’une seule vérité, qui est une adéquation stricte au réel.
Jugement : Le jugement est la faculté de distinguer le vrai du faux. Par définition, on ne devrait pas pouvoir changer de jugement ; on peut seulement changer d’opinion ou améliorer, affiner nos connaissances.
Connaissance : La connaissance est un certain rapport de conformité, de ressemblance, d’adéquation rationnellement justifiée entre l’esprit et le monde, entre le sujet et l’objet.
Croyance : La croyance, c'est le fait ou l'action de croire, c'est-à-dire d'attacher une valeur de vérité à un fait ou à un énoncé, sans légitimation rationnelle ou empirique. Une croyance peut être vraie ou fausse ; on peut « tomber juste » ! Mais une croyance ne peut avoir le statut de connaissance.
Préjugé : On parle de « préjugés », littéralement pré-jugement : un jugement formé à l'avance, sans examen critique ni véritable fondement. Comme la croyance, le préjugé peut être vrai ou faux ; on peut « tomber juste » ! Mais un préjugé ne peut avoir le statut de connaissance. Les origines du préjugé incluent le fonctionnement de notre cerveau, notre éducation, notre socialisation, notre culture, et nos expériences.
Opinion : Une opinion est un avis que l’on forme à partir de notre expérience. Elle suppose, contrairement au préjugé, une certaine forme de rationalité : comparaison, réflexion. On dit bien : « se forger une opinion ». On soutient : « c’est mon opinion », alors qu’il ne viendrait à personne de dire : « c’est mon préjugé » ! Toutes les opinions se valent-elles ? Sur le plan de la vérité, non : certaines sont vraies, d’autres fausses.
Illusion et erreur : Une erreur est le contraire de la vérité, tandis que l’illusion est le contraire de la réalité. L’erreur relève du discours ou de la connaissance (ignorance, préjugé ou opinion fausse), alors que l’illusion relève du réel ou de l’être (une fausse réalité).
Une autre définition de l’illusion semble plus pertinente. Pour Kant : « Est illusion le leurre qui subsiste même quand on sait que l’objet supposé n’existe pas. » Par exemple, le fait que la lune paraisse plus grande à son lever, que le soleil semble tourner autour de la Terre, ou que la paille dans le verre d’eau paraisse tordue.
L’illusion ne résulte pas de l’ignorance mais de l’impossibilité, dans laquelle nous nous trouvons, de percevoir la vérité, même quand nous la connaissons. « Les yeux, disait Lucrèce, ne peuvent connaître la nature des choses. » Selon Kant, notre perception est toujours médiatisée par des structures a priori de notre esprit, comme l'espace et le temps. Autrement dit, on ne connaît jamais les « choses en soi », mais seulement leurs apparences, qui sont par définition limitées.
Enfin, pour Spinoza, l’origine d’une erreur définit une illusion. Ce qui caractérise une illusion, « c’est qu’elle est dérivée de désirs humains. » L’illusion serait donc une forme de croyance. Par exemple, nous disons bien « se faire des illusions » ou « prendre ses désirs pour la réalité ».
Tenir compte de nos biais cognitifs
Les biais cognitifs constituent un ensemble de schémas systématiques qui dévient notre raisonnement logique et influencent nos décisions, jugements, et croyances. Si ces biais peuvent parfois nous aider à prendre des décisions rapides dans un contexte incertain, ils nous induisent également souvent en erreur, faussant notre perception de la réalité. Ces biais sont documentés par des décennies de recherche en psychologie cognitive, sociale et en économie comportementale. Plus de 200 biais cognitifs ont été identifiés, chacun jouant un rôle distinct dans nos processus mentaux. Voici quelques exemples parmi les plus courants et leurs effets sur notre quotidien :
Le biais de confirmation : Ce biais consiste à rechercher, interpréter et privilégier les informations qui confirment nos croyances existantes, tout en ignorant ou minimisant celles qui les contredisent. Par exemple, une personne persuadée que les vaccins sont dangereux accordera plus de poids aux témoignages qui vont dans ce sens, même si la majorité des études scientifiques prouvent le contraire. Les réseaux sociaux amplifient ce biais en nous exposant principalement à des contenus qui correspondent à nos opinions, renforçant ainsi nos certitudes et nous éloignant d'une vision plus équilibrée de la réalité.
Le biais de disponibilité : Ce biais se manifeste lorsqu'on évalue la probabilité d'un événement en se basant sur la facilité avec laquelle on peut se souvenir d'exemples similaires. Par exemple, si une personne a récemment entendu parler de plusieurs accidents d'avion, elle peut exagérer le risque de voyager en avion, bien que les statistiques montrent que ce mode de transport est l'un des plus sûrs. Le biais de disponibilité nous conduit ainsi à surévaluer la fréquence ou l'importance d'événements récents ou marquants, et à sous-estimer ceux qui sont moins mémorables.
L'effet de halo : L'effet de halo se produit lorsque notre perception d'une qualité d'une personne ou d'une chose influence notre jugement sur ses autres caractéristiques. Par exemple, si quelqu'un est perçu comme étant sympathique, on peut aussi lui attribuer inconsciemment d'autres qualités, comme la compétence ou l'honnêteté, même si rien ne prouve ces traits. Cela peut également se produire en sens inverse : un aspect perçu comme négatif peut contaminer l'ensemble de notre perception d'une personne.
L'erreur d'attribution fondamentale : Ce biais consiste à attribuer les comportements des autres à des traits de caractère ou à des dispositions internes, tout en sous-estimant l'influence des circonstances extérieures. Par exemple, si une personne se montre impatiente dans une file d'attente, nous avons tendance à penser qu'elle est de nature colérique, sans tenir compte du fait qu'elle peut être stressée par une situation particulière. Ce biais nous conduit à juger les autres plus durement que nous-mêmes, car nous avons tendance à attribuer nos propres comportements à des circonstances extérieures.
Le biais de groupe (ou pensée de groupe) : Ce biais reflète notre tendance à aligner nos opinions et comportements sur ceux du groupe dominant, surtout lorsqu'il existe une pression sociale pour éviter les désaccords. La pensée de groupe peut conduire à une prise de décision irrationnelle, car les membres du groupe cherchent à maintenir l'harmonie plutôt qu'à critiquer les idées en profondeur. Les conséquences peuvent être graves, notamment dans les milieux politiques ou professionnels, où des décisions collectives mal évaluées peuvent avoir des impacts importants.
Le biais de similarité (ou d’affinité) : Ce biais se manifeste par notre tendance à favoriser les personnes qui nous ressemblent ou avec lesquelles nous partageons des caractéristiques. Nous sommes plus enclins à faire confiance, à sympathiser ou à collaborer avec ceux qui nous sont similaires, en termes de culture, de croyances ou de statut social. Ce biais peut influencer les décisions dans des contextes variés, comme le recrutement, où un employeur pourrait privilégier un candidat lui ressemblant plutôt qu’un candidat pourtant plus qualifié.
Ces biais cognitifs révèlent les limites de notre rationalité. Être conscient de ces biais permet d’adopter une attitude plus critique et de remettre en question nos jugements. Il ne s'agit pas de les éliminer – car ils font partie intégrante de notre fonctionnement mental – mais de les reconnaître pour mieux ajuster nos décisions.
Tout n’est qu’interprétation
Il n’y a pas de connaissance absolue, pas de connaissance parfaite, pas de connaissance infinie. Ainsi, connaît-on ses amis, son quartier, sa maison : ce que nous avons dans l’esprit, lorsque nous y pensons, correspond à peu près, grâce à l’expérience réfléchie que nous en avons, à ce qu’ils sont en réalité. Cet « à peu près » est ce qui distingue la connaissance de la vérité. Car sur ses amis, on peut se tromper. Sur son quartier, on ne sait jamais tout. Sur sa propre maison, même, on peut ignorer bien des choses. Sur soi-même, également.
Aucune connaissance n’est la vérité, parce que nous ne connaissons jamais absolument ce qui est, ni tout ce qui est. Nous ne pouvons connaître quoi que ce soit que par nos sens, notre raison, nos concepts, nos instruments, nos théories. Comment y aurait-il une connaissance immédiate, puisque toute connaissance, par nature, est médiation ? Comment une connaissance absolue serait-elle possible, puisque toute connaissance est relation ? La moindre de nos pensées porte la marque de notre corps, de notre esprit, de notre culture, de notre environnement. Sans les sensations, qu’y aurait-il à connaître ? Sans le cerveau ? Sans le langage ? Sans les outils d’observation et de mesure ? Sans l’accumulation des croyances, des hypothèses, des réfutations ? Sans notre immersion dans le monde et dans la société ? Toute idée en nous est humaine, subjective, limitée, et ne saurait donc correspondre absolument à l’inépuisable complexité du réel.
Tout n’est qu’interprétation, déchiffrage partiel, incomplet, biaisé, parfois totalement erroné. Nous interprétons en permanence. Nos perceptions ne sont que des traductions du monde extérieur, toujours influencées par nos préjugés, nos émotions, nos expériences passées. Même la science, qui aspire à l’objectivité, ne peut se soustraire entièrement à cette condition : les théories évoluent, se corrigent, se complètent, montrant bien que le savoir humain n’est jamais définitif.
Reconnaître que tout n'est qu'interprétation, c'est accepter nos limites, admettre que nous ne possédons jamais la vérité entière sur quoi que ce soit. Cela ne nous condamne pas à l'ignorance, mais nous pousse à l'humilité intellectuelle : continuer à chercher, à questionner, à affiner nos connaissances, tout en sachant qu'elles resteront toujours imparfaites.
Le doute comme art de vivre, d’apprendre, de progresser
Le doute est généralement compris comme incertitude ou hésitation. C'est une remise en question de ce que l'on croit savoir, une suspension du jugement.
Douter, c’est remettre en question la possibilité même de connaître une vérité objective. Cela ne signifie pas qu’on pense nécessairement que rien n'est vrai, mais plutôt que la vérité est impossible à déterminer avec certitude. Le doute nous pousse à ne jamais accepter nos croyances comme des vérités absolues, mais à les examiner, les confronter et les réviser si nécessaire. C’est une attitude de vigilance intellectuelle face aux certitudes.
Le doute n’est pas en option car il nous appartient de combattre sans relâche nos préjugés et de remettre en question nos opinions pour progresser spirituellement et moralement. Douter n'est pas une faiblesse, mais une force, un moyen de se débarrasser des fausses croyances et de se rapprocher progressivement de la vérité (sur nous-mêmes, les autres, le monde). La connaissance ne doit jamais devenir dogmatique ; la vérité est une quête sans fin. Nous ne sommes pas des chercheurs (encore moins des "sachants"), mais des "cherchants". Le doute est le compagnon constant de notre quête de vérité.
Le doute est aussi un devoir. Ce devoir est indéfectiblement lié à notre relation à l’autre, à la tolérance et à la bienveillance, deux vertus consubstantielles de l’intersubjectivité. En reconnaissant que nous ne détenons pas la vérité absolue, que nos croyances peuvent être erronées, que nos opinions sur nos amis, collègues, etc., sont susceptibles d’être insuffisamment fondées, nous avons le devoir de respecter autrui par-delà ce que nous pensons être ses qualités ou défauts, de ne jamais le juger impulsivement et définitivement, d’accepter la divergence des croyances et opinions, même si nous ne les partageons pas.
Ainsi, le doute devient un art de vivre, un moyen d’apprendre et de progresser, une attitude qui nous permet de nous ouvrir aux autres et à la possibilité de nous tromper, pour mieux cheminer vers la vérité.
Entre dogmatisme et sophisme
Être conscient qu’aucune connaissance n’est absolument certaine est une chose ; affirmer que rien n’est vrai en est une autre ! Il ne s’agit pas de tomber dans le sophisme, le nihilisme ou le relativisme. Douter ne signifie pas que l’on ne connaît rien ou que l’on ne pourrait rien connaître. Si tel était le cas, comment saurait-on ce que c’est que connaître et ignorer ? Comment la justice pourrait-elle exister ? Comment la science pourrait-elle progresser ? Sans une référence à la vérité, plus rien ne distinguerait la science de la superstition, ni la véracité de l’erreur ou du mensonge.
Même s’il n’existe pas de connaissance absolue, parfaite ou infinie, il existe bel et bien des degrés de connaissance, plus ou moins proches de la vérité. L’enjeu de la vie consiste à se rapprocher autant que possible de cette vérité inaccessible, qu’il s’agisse de nous-mêmes, des autres ou du monde. « Qu’est-ce que les Lumières ? » demande Kant. La sortie de l’homme « hors de sa minorité », répond-il, passe par la connaissance : « Sapere aude ! Ose savoir ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. »
Toute connaissance, même sans être moralisatrice (car connaître n’est pas juger, et juger n’est pas connaître), est néanmoins une leçon de morale, car aucune morale n’est possible sans elle, ni contre elle. C’est pourquoi il faut chercher la vérité, comme le disait Platon, « avec toute son âme » – et d’autant plus que l’âme n’est peut-être rien d’autre que cette quête elle-même.
Ainsi, on n’en aura jamais fini de chercher. Non pas parce qu’on ne connaîtrait rien, ce qui est improbable, mais parce qu’on ne pourra jamais tout connaître. Aristote, avec son sens de la mesure, l’exprimait parfaitement : « La recherche de la vérité est à la fois difficile et facile : nul ne peut l’atteindre absolument, ni la manquer tout à fait. »
C’est ce qui nous permet d’apprendre toujours, et qui donne tort aussi bien aux dogmatiques (qui prétendent posséder la vérité absolue) qu’aux sophistes (qui affirment que la vérité n’existe pas ou est totalement inaccessible). Entre l’ignorance totale et le savoir absolu, il y a de la place pour le doute, la recherche, et le progrès.