Du langage au symbole

Sur le chemin de la Vérité

Notre regard se laisse prendre par l’apparente évidence du monde, comme si ce dernier se donnait d’emblée, immédiat et tangible, prêt à être saisi. Illusion, pourtant, que cette naïveté des sens. Ce que nous voyons n’est jamais simple ni vierge. Chaque culture, chaque langue, chaque héritage façonne notre perception bien au-delà de ce que nous pensons. Nous ne voyons pas seulement avec nos yeux : nous voyons avec ce qui nous précède, avec ce qui nous a été transmis, consciemment ou non, comme un filtre invisible et omniprésent.


Notre perception, donc, est toujours limitée. Et l’une des plus grandes barrières à notre compréhension du monde est le langage lui-même. La langue qui est la nôtre est porteuse d'une précompréhension. « Avant que ne commence la pensée philosophique critique, le monde s'est déjà interprété dans une langue. C'est en apprenant une langue, en grandissant dans notre langue maternelle que s'articule pour nous le monde. Cela est moins un égarement qu'une première ouverture », écrit Gadamer.

Depuis notre premier souffle, nous héritons de mots, de concepts, de structures qui façonnent notre vision de la réalité. Nous naissons dans des mots, grandissons dans des phrases, vieillissons dans des significations qui nous précèdent. C’est à travers notre langue maternelle que nous apprenons à nommer les choses, mais aussi à les limiter. Car chaque mot, chaque expression, est un cadre qui inclut autant qu’il exclut.
L’expérience montre qu'apprendre une nouvelle langue ne se résume pas à changer des mots par d’autres mots : c'est penser autrement, et aussi voir autrement. Apprendre une langue, c’est se fondre en elle, adopter sa manière de découper le réel, de penser l’existence.

Cette appartenance au monde par le langage fait qu'il ne saurait y avoir de regard pur, de vision innocente. On voit en fonction de ce en quoi on a déjà été initié. Il n'y a pas de regard vierge de toute attente préalable ; il n'y a pas de regard sans présupposés. C'est pourquoi vouloir voir et expliquer les choses telles qu'elles sont, sans rien y ajouter de soi-même, est insensé.

Le langage ne saurait jamais offrir certaines réponses.

Le langage ne saurait jamais offrir certaines réponses. Il tend à figer le réel, à le rendre intelligible en le simplifiant. Expliquer, du latin explicare, signifie « dérouler, déplier ». Expliquer un texte, une idée, un concept, c'est en défaire les plis ou l'ouvrir pour exposer ce qu'il contient, en dégager clairement l'implicite. Expliquer un mot inconnu, c'est le traduire en d'autres mots dont le sens est connu et ainsi le rendre intelligible. Le langage usuel, dont la polysémie engendre parfois malentendus et confusions, est, de ce fait, l'objet d'une critique qui voit en lui un obstacle épistémologique. On cherche alors un recours dans un langage rigoureux et univoque dont l'exactitude élimine les flottements.

L’interprétation surgit là où le sens continue de faire défaut, là où l’explication est impossible, où la compréhension rationnelle se heurte à un mur d’incompréhension. C’est cette non-intelligibilité qui appelle au travail d’interprétation. Un travail, par nature, sans fin : chaque lecture, chaque analyse, chaque réflexion ne fait qu’ouvrir davantage de portes, révélant des profondeurs insoupçonnées et des significations toujours renouvelées. Nous ne pouvons jamais prétendre avoir atteint le dernier mot, avoir épuisé le sens entier.

Du langage usuel au langage symbolique

Selon l’étymologie (en grec : sumbolon), le symbole est une pièce de poterie ou un objet brisé, lors d’un pacte ou d’un contrat, dont les deux moitiés servent de signe de reconnaissance. Il a une structure duelle : il présente un deuxième sens à travers un sens premier immédiat.

Quand on parle de symbole logique, mathématique, chimique ou scientifique, on entend par là un symbole conventionnel et univoque, inventé pour expulser l’équivocité des termes du langage usuel et permettre la communication transparente nécessaire à la science. Le symbole est constitué par sa règle d’emploi, fixée explicitement. On ne peut plus guère parler de sens, sauf métaphoriquement, car le symbole, pris dans cette acception technique spécialisée, fonctionne en éliminant toute polysémie et donc la multiplicité des effets de sens. Il exclut par là toute profondeur.

C’est précisément cette équivocité et cette profondeur qui caractérisent le symbole, pris dans un sens philosophique, poétique, esthétique, religieux ou ésotérique. L'ambiguïté n'est pas ici un « défaut ». Le symbole n'est pleinement symbole que par et dans la multiplicité de sens. Le symbole est équivoque et ambigu ; il donne à penser. Il oscille entre le sens le plus vide et le sens le plus plein. Il vient ouvrir des espaces de liberté où le sens n’est pas donné d’avance, mais doit être découvert. Le symbole accueille la multiplicité, il s’épanouit dans l’ambiguïté et laisse place à l’interprétation.

L’interprète, tel un médiateur — et comme le rappelle l’étymologie inter-esse, « être entre » — se tient à la frontière du visible et de l’invisible, entre le connu et l’inconnu. Il traduit, non pas en appauvrissant le message, mais en déployant le potentiel caché. Il est un passeur, une passerelle vivante qui permet au sens de franchir le seuil de l’invisible pour être entrevu, pressenti, mais jamais pleinement capturé.

Du langage symbolique à l’intuition métaphysique

S’il est une règle essentielle dans l’approche des symboles, c’est la méfiance face aux interprétations toutes faites, à ces explications figées qui nous sont proposées comme des vérités définitives. Car le symbole, par nature, échappe à tout enfermement dans un discours unique. Il se dérobe aux explications rationnelles qui voudraient le réduire à une formule ou une vérité simple. Le symbole, au contraire, doit créer une dynamique dans notre imaginaire pour nous faire accéder à une dimension qui dépasse le dicible et l’entendement. Il invite à explorer un sens plus vaste, à s’ouvrir à une compréhension intuitive, métaphysique.

Dans de nombreuses traditions spirituelles et ésotériques, le symbole occupe une place centrale. Il opère une transformation intérieure par la répétition de gestes, de mots, d’images ou de mythes. À chaque itération, le symbole se révèle sous un nouvel angle et gagne en profondeur. Il trace ouvre un chemin unique, situé à la croisée de deux dimensions essentielles : d’un côté, la transcendance, l’absolu ; de l’autre, le personnel – cette capacité de chacun à ressentir, accueillir, et s’ouvrir au sacré. Le symbole devient alors une expérience intérieure, un moyen aussi de se connaître soi-même.

Un chemin silencieux et humble

Le chemin symbolique nous rappelle que tout savoir est limité, provisoire, et que la Vérité refuse de se laisser enfermer dans un discours unique ou un dogme figé. Ce chemin est un apprentissage sans fin, où chaque étape apporte une vision nouvelle, un éclairage renouvelé. Ce n’est pas un voyage pour « détenir » la vérité, mais pour l’approcher, la pressentir, la vivre dans une ouverture perpétuelle à l’inconnu, à l’indicible, à l’Autre, au Sacré.

Il nourrit notre quête de sens en nous rappelant que l’essentiel n’est pas de tout comprendre, mais de rester en chemin, de poursuivre cette recherche vers cette Vérité, en nous-même, qui se laisse entrevoir sans jamais se livrer tout à fait.